— Je dois reconnaître que le gamin a le plus beau rôle. Il a débarqué avant que j'aie le temps de déboucher cette bouteille. Pour me supplier de le laisser y aller. Mais toi, que pourrais-tu demander ? (Il poursuit en imitant ma voix.) Prenez sa place, s'il vous plaît, parce que, tout bien réfléchi, je préfère que ce soit Peeta qui s'en sorte plutôt que vous...                                                                                                                                             Je me mords la lèvre en réalisant qu'Haymitch vient Peut-être de formuler mon désir le plus cher : que Peeta vive, même si Haymitch doit mourir. Mais non, ce n'est pas vrai. Aussi insupportable soit-il, Haymitch fait partie de ma famille à présent. « Pourquoi suis-je là ? Me dis-je. Que suis-je venue chercher ? »

— J'ai envie d'un verre.                                                                                                                  Haymitch éclate de rire et pose brutalement la bouteille mu la table devant moi. J'essuie le goulot contre ma main valide, je prends deux lampées puis je m'étrangle. Il me faut un long moment pour retrouver une contenance, et même au bout de plusieurs minutes mes yeux et mon nez continuent de couler. Mais, au fond de moi, l'alcool me brûle comme une flamme et j'aime ça.

— Il vaudrait Peut-être mieux que ce soit vous, je suggère tranquillement en prenant une chaise. Vous détestez la vie, de toute manière.

—  Très juste, reconnaît Haymitch. Et puisque la dernière fois c'est toi que j'ai tenté de sauver... il semblerait que cette fois-ci j'aie une obligation envers le garçon.                                                                                        — Pas faux. Je m'essuie le nez avant de boire une autre gorgée à la bouteille.                                                                                                                — L'argument de Peeta, poursuit Haymitch, est que, comme je t'avais choisie, je suis en dette avec lui. Il peut me réclamer tout ce qu'il veut. Et ce qu'il veut, c'est une chance de retourner là—bas avec toi pour te protéger.                                                                                                                               Je le savais. Par certains côtés, le comportement de Peeta n'est pas difficile à prévoir. Pendant que je pleurais sur mon sort dans cette cave, il était là, à ne se préoccuper que de moi. La honte n'est pas un mot assez fort pour décrire ce que je ressens.

—Tu pourrais vivre cent vies que tu ne serais toujours pas digne de lui, tu sais, observe Haymitch.

—Ouais, ouais, Dis-je avec brusquerie, c'est lui le meilleur de nous trois, on est bien d'accord. Et alors, qu'avez-vous l'intention de faire ?

—Je n'en sais rien. (Haymitch soupire.) T'accompagner là-bas, sans doute. Mais si mon nom est tiré au sort, c'est foutu. Il se portera volontaire pour prendre ma place.

Nous restons assis un moment en silence.

—Ce serait moche pour vous, dans l'arène, pas vrai, de retrouver tous ces gens que vous connaissez ?

—Oh, je crois que ce sera moche de toute façon. (Il indique sa bouteille du menton.) Je peux récupérer ça, maintenant ?                                                                                                                — Non, Dis-je en refermant les bras dessus. Haymitch sort une deuxième bouteille de sous la table et dévisse le bouchon. Je réalise que je ne suis pas simplement venue pour boire.

Très bien, je sais ce que je voulais vous demander. Si Peeta et moi retournons aux Jeux, cette fois c'est lui qu'on essaie de garder en vie.                                                                                                                                        Quelque chose brille dans ses yeux injectés de sang. De la souffrance.

Vous l'avez dit vous-même, ce sera moche dans un sens ou dans l'autre. Et Peeta peut raconter ce qu'il veut, c'est à son tour d'être sauvé. Nous lui devons bien ça tous les deux. (Ma voix prend des accents implorants.) En plus, le Capitole me hait si fort que je suis pratiquement déjà morte.Alors que lui a Peut-être une chance. Je vous en prie, Haymitch. Promettez-moi de m'aider.                                                                                                                 Il fixe sa bouteille en fronçant les sourcils. Il prend le temps de peser mes paroles.

—Entendu, déclare-t-il enfin.

—Merci.                                                                                                                                                        Je devrais aller trouver Peeta, à présent, mais je n'en ai aucune envie. La tête me tourne à cause de tout l'alcool que j'ai ingurgité, et, dans mon état, qui sait ce qu'il serait capable de me faire accepter ? Non, il vaudrait mieux que je rentre chez moi affronter ma mère et Prim.

—Alors que je monte en titubant les marches du perron, lit porte d'entrée s'ouvre sur Gale, qui me serre dans ses bras.                                                                                                  — J'ai eu tort. On aurait dû s'enfuir quand tu me l'as proposé, chuchote-t-il.

—Mais non, dis-je.                                                                                                                                    J'y vois trouble, et je suis en train d'éclabousser le blouson de Gale avec ma bouteille d'alcool, mais on dirait qu'il s'en moque.

—Il n'est pas trop tard, insisté-t-il.                                                                            Par—dessus son épaule, j'aperçois ma mère et Prim sur le seuil, dans les bras l'une de l'autre. Si nous fuyons, elles mourront. Et puis, je dois désormais protéger Peeta.

—Si, c'est trop tard.                                                                                                                                         Mes genoux se dérobent, et il doit me retenir pour m’empêcher de tomber. L'esprit embrumé par l'alcool, J’entends ma bouteille se fracasser par terre. Manifestement, tout me glisse entre les doigts en ce moment. À mon réveil, j'ai tout juste le temps de me ruer aux toilettes ayant que l'alcool blanc se rappelle à moi. Il brûle autant en ressortant qu'en descendant, et le goût est deux fois plus atroce. Je finis de vomir toute tremblante et couverte de sueur, mais au moins j’ai purgé en partie mon organisme. L'alcool m'a provoqué une migraine lancinante ; j'ai la bouche parcheminée et l'estomac en ébullition. Je prends une douche brûlante et reste dessous pendant une bonne minute avant de réaliser que j'ai gardé mes sous-vêtements. Ma mère a dû me les laisser lorsqu'elle m'a déshabillée avant de me fourrer au lit. Je les arrache, les jette dans le lavabo et me verse du shampooing sur la tête. Les mains me démangent ; je remarque alors des petits points de suture soigneusement alignés en travers d'une de mes paumes et sur le tranchant de mon autre main. Je me rappelle vaguement avoir cassé une fenêtre la nuit dernière. Je me frictionne de la tête aux pieds, en m'interrompant juste pour vomir sous la douche. Cette fois je rends surtout de la bile, qui disparaît dans l'écoulement avec les bulles parfumées. Enfin propre, j'enfile ma robe de chambre et regagne mon lit sans attacher la moindre attention à mes cheveux dégoulinants. Je me glisse sous les draps. J'ai l'impression d'être victime d'un empoisonnement. Des bruits de pas dans l'escalier réveillent ma panique de la veille. Je ne suis pas prête à voir ma mère ni Prim. Je dois me reprendre, présenter une façade calme et rassurante, comme le jour des adieux lors de la dernière Moisson. Je dois être forte. Je me redresse sur mon séant, écarte mes cheveux humides de mes tempes douloureuses, et me prépare à ce qui va suivre. Elles apparaissent sur le seuil, avec du thé et des tartines, le visage soucieux. J'ouvre la bouche, prête à lancer je ne sais quelle plaisanterie... et j'éclate en sanglots.

Tant pis pour la force.                                                                                                     Ma mère vient s'asseoir au bord du lit et Prim se faufile à côté de moi. Elles me serrent dans leurs bras et me murmurent des paroles apaisantes jusqu'à ce que l'épuisement tarisse mes larmes. Après quoi, Prim va chercher une serviette et entreprend de sécher et de démêler mes cheveux, tandis que ma mère me donne un peu de thé et de pain grillé. Elles me font enfiler un pyjama bien chaud, me rajoutent un édredon et me laissent me rendormir. L'après-midi touche à sa fin quand j'émerge du sommeil. On a posé un verre d'eau sur ma table de chevet. Je le vide d'un trait. Malgré un estomac et une tête encore fragiles, je me sens beaucoup mieux. Je me lève, m'habille et me tresse les cheveux. Avant de descendre, j'hésite au sommet de l'escalier, embarrassée par ma réaction à l'annonce de l'Expiation. Ma façon de sortir en coup de vent, de me soûler avec Haymitch, ma crise de larmes. Vu les circonstances, je suppose qu'on ne m'en tiendra pas rigueur. Une chance que les caméras n'aient pas été là, quand même.                                                                                       En bas, ma mère et Prim me serrent de nouveau dans leurs bras, mais avec une émotion contenue. Je sais qu'elles prennent sur elles pour me faciliter les choses. En regardant Prim, on à peine à imaginer la petite fille fragile que j'ai quittée neuf mois plus tôt le jour de la Moisson. Cette épreuve, comme celles qui ont suivi — la cruauté de la vie il ans les districts, la procession des malades et des blessés qu'elle doit souvent soigner elle—même car ma mère ne suffit plus à la tâche —, l'ont fait vieillir d'un coup. Elle a grandi, également ; nous sommes presque de la même taille à présent, même si ce n'est pas ça qui la fait paraître plus âgée. Ma mère me sert une tasse de Bouillon. Je lui en réclame une deuxième pour l'apporter à Haymitch. Puis je franchis lu pelouse qui me sépare de chez lui. Il vient à peine de se réveiller, et accepte la tasse sans commentaire. Nous restons assis là, dans son salon, presque sereins, à regarder le soleil descendre à l'horizon. Quelqu'un s'active à l'étage. Je crois d'abord qu'il s'agit d'Hazelle, mais, quelques minutes plus tard, Peeta descend nous rejoindre. Il jette sur la table un carton rempli de bouteilles vides.                                                                                                          — Là, c'est fait, déclare-t-il sur un ton sans appel. Voyant qu'Haymitch a déjà du mal à focaliser son regard sur les bouteilles, je lui demande :

— Qu'est-ce qui est fait ?                                                                                                                      — J'ai vidé tout l'alcool dans la baignoire, répond Peeta.                                               Haymitch s'arrache d'un coup à sa stupeur, pour fouiller dans le carton avec une expression incrédule.

— Tu as fait quoi ?

— J'ai tout jeté.

— Il en rachètera, dis-je.                                                                                                                  — Oh non, rétorque Peeta. Je suis allé trouver Ripper ce matin et j'ai promis de la dénoncer sur—le—champ si elle vous vendait la moindre bouteille à l'un ou à l'autre. Je l'ai payée, aussi, pour plus de sécurité, mais je ne crois pas qu'elle veuille retourner en cellule de sitôt. Haymitch tente de l'atteindre avec son couteau. Peeta détourne le coup si facilement que c'en est pathétique. La colère monte en moi.                                                     — En quoi est-ce que ça te concerne, qu'il boive ou non ?                                                                 — Ça me concerne totalement. Quoi qu'il arrive, deux d'entre nous vont retourner dans l'arène avec le troisième comme mentor. On ne peut pas se permettre d'avoir, un ivrogne dans l'équipe. Surtout pas toi, Katniss.                                                                                                             — Quoi ? (Je manque m'étouffer d'indignation. Je serais plus convaincante si je ne tenais pas une telle gueule de bois.) C'est la première fois de ma vie que je me soûle !                                                                   — Oui, et regarde dans quel état tu t'es mise, réplique Peeta. Je ne sais pas à quoi je m'attendais pour ma première rencontre avec Peeta après l'annonce. Une étreinte, quelques baisers. Un peu de réconfort, Peut-être. Mais pas ça. Je me tourne vers Haymitch.

Ne vous inquiétez pas, je vous trouverai de l'alcool.

           Dans ce cas je vous dénoncerai tous les deux. Vous cuverez en cellule, nous prévient Peeta.

Où veux—tu en venir, à la fin ? demande Haymitch.

           C'est simple, répond Peeta. Je veux que deux d'entre nous reviennent du Capitole. Le mentor, et un gagnant ou une gagnante. Effie va m'envoyer une compilation d'enregistrements concernant chaque vainqueur encore en vie. Nous allons étudier leur comportement pendant les Jeux et apprendre tout ce que nous pourrons sur leur manière de se battre. Nous allons prendre du poids et des muscles. Bref, nous allons commencer à nous comporter comme des tributs de carrière. Et l'un d'entre nous va remporter ces jeux, que ça vous plaise ou non !                                                                                                                                       Il tourne les talons et quitte la maison en claquant la porte.

Haymitch et moi faisons la grimace.

— J'ai horreur des donneurs de leçons, dis-je.

           Qui les aime ? demande Haymitch, en se mettant à siroter les fonds de bouteille.

           Vous et moi. C'est nous qu'il compte voir revenir sains et saufs à la maison.                                                                                                           — Eh bien, il se prépare une drôle de surprise.                                                                                       Mais au bout de quelques jours nous acceptons de nous comporter en carrières, parce que c'est la meilleure manière de convaincre Peeta de se préparer. Tous les soirs, nous visionnons de vieux résumés des Jeux. Je m'aperçois que nous n'avons pas rencontré un seul autre gagnant lors de notre Tournée de la victoire, ce qui paraît curieux quand on y réfléchit. Interrogé à ce propos, Haymitch répond que le président Snow ne tenait sûrement pas à nous voir créer des liens — surtout moi — avec d'autres gagnants, dans des districts au bord de la rébellion. Les vainqueurs jouissent d'un statut spécial. S'ils avaient donné l'impression de soutenir mon opposition au Capitole, c’aurait pu être dangereux sur le plan politique. En calculant les dates, je réalise que certains de nos adversaires risquent d'être assez vieux, ce qui est à la fois triste et rassurant. Peeta prend une foule de notes, Haymitch nous raconte tout ce qu'il sait de la personnalité de chaque gagnant, et, peu à peu, nous en venons à nous familiariser avec nos futurs adversaires.

Chaque matin, on s'entraîne pour fortifier nos corps. On court, on soulève des poids, on se dérouille les muscles. L'après—midi est plutôt consacré au combat, au lancer de couteau ou au corps-à-corps ; j'apprends même à mes compagnons à grimper aux arbres. Officiellement, les tributs ne sont pas censés s'entraîner, mais personne ne vient nous en empêcher. Les tributs des districts Un, Deux et Quatre arrivent toujours rompus au maniement des lances et des épées. Ceci n'est rien en comparaison. Après tant d'années de négligence, le corps d'Haymitch fait de la résistance. S'il a conservé une vigueur physique— remarquable, il s'essouffle au bout de quelques foulées. Et, alors qu'on pourrait croire qu'un homme qui s'endort tous les soirs avec son couteau serait capable de toucher une maison à dix mètres avec sa lame, ses mains tremblent tellement qu'il met des semaines à réussir son premier lancer. Par contre, ce nouveau programme nous réussit à merveille, à Peeta et moi. Il nous donne un but. Ma mère nous astreint à un régime spécial afin de prendre du poids. Prim soigne nos muscles endoloris. Madge nous fait parvenir en secret les journaux du Capitole que reçoit son père. Les pronostics des parieurs nous font figurer parmi les favoris. Même Gale vient nous prêter main—forte les dimanches, bien qu'il ne porte pas Peeta ni Haymitch dans son cœur. Il nous enseigne tout ce qu'il sait à propos des collets. Ça me fait drôle, de voir Peeta et Gale ensemble, mais ils semblent avoir mis leur hostilité de côté. Un soir, alors que je raccompagne Gale en ville, il m'avoue :

             Ce serait plus facile s'il n'était pas sympa.

            Ne m'en parle pas, dis-je. Si j'avais pu le détester dans l'arène, nous n'aurions pas tous ces ennuis aujourd'hui. Il serait mort, et je serais une gentille petite gagnante qui ne pose aucun problème.

Et nous, Katniss, où en serions-nous? demande Gale.                                                               J'hésite, ne sachant que répondre. Où en serais-je avec mon cousin, qui ne serait pas mon cousin s'il n'y avait pas eu Peeta ? M'aurait-il embrassée, lui aurais-je rendu son baiser si j'avais été libre de le faire ? Me serais-je abandonnée à lui, endormie par la sécurité trompeuse que procurent l'argent, la nourriture et l'assurance de la victoire, si les circonstances avaient été différentes? La menace de la Moisson aurait toujours pesé sur nous, sur nos enfants. Même si j'en avais eu envie...

— On serait à la chasse. Comme tous les dimanches ,dis-je.                                                               Ce n'est pas la réponse qu'il attendait, mais, en toute honnêteté, je ne peux rien lui offrir de plus. Il sait que je lui ai déjà donné la préférence sur Peeta en renonçant à m enfuir. À quoi bon discuter de ce qui aurait pu être? Quand bien même j'aurais tué Peeta dans l'arène, je n'aurais pas voulu me marier. Je ne me suis fiancée que pour épargner des vies, et voilà le résultat : J'ai peur toutefois qu'une explication à cœur ouvert n'entraîne Gale à commettre une folie. Comme déclencher un soulèvement chez les mineurs. Haymitch l'a dit lui-même, le district Douze n'est pas prêt. Il l'est même moins que jamais, car le lendemain matin de l'annonce de l'Expiation une centaine de Pacificateurs sont arrivés en renfort par le train. Puisque je n'espère pas revenir vivante des Jeux une deuxième fois, plus tôt Gale parviendra à m'oublier, mieux ce sera. Je compte tout de même lui glisser un mot ou deux à l'issue de la Moisson, quand on nous accordera une heure pour faire nos adieux. Lui dire l'importance qu'il a eue pour moi toutes ces années. À quel point notre rencontre a changé ma vie. Combien je l'aime, même si ce n'est pas tout à fait comme il l'aurait souhaité.

Mais on ne m'en laisse pas l'occasion. La Moisson se déroule par une journée chaude et moite. La population du district Douze y assiste en silence, en nage, sous les canons des mitrailleuses. Je me tiens seule dans un coin délimité par un cordon, avec Peeta et Haymitch dans un enclos similaire à ma droite. Le tirage au sort ne prend qu'une minute. Effie, éblouissante sous su perruque dorée, n'a pas sa verve habituelle. Elle doit tâtonner longuement dans la boule de Moisson des filles pour en sortir le seul et unique papier dont tout le monde sait déjà qu'il porte mon nom. Puis elle tire le nom d'Haymitch. À peine a-t-il le temps de me lancer un regard maussade que Peeta se porte volontaire pour prendre SA place.On nous escorte immédiatement à l'hôtel de justice où le chef Thread nous attend. La procédure a changé, nous annonce-t-il avec un sourire.                                                                        On nous fait sortir par derrière, on nous pousse dans une voiture et on nous conduit à la gare. Il n'y a pas de Caméras sur le quai, aucune foule venue saluer notre départ. Haymitch et Effie nous rejoignent, escortés par des gardes. Les Pacificateurs nous font embarquer dans le train et claquent la portière derrière nous. Le train s'ébranle. Et je me tiens là derrière la vitre, à regarder s'éloigner la gare, mes adieux en travers de la gorge.

 

14

Je reste à la fenêtre longtemps après que la forêt a englouti les derniers paysages du district Douze. Je ne caresse aucun espoir de retour cette fois-ci. Avant mes premiers Jeux, j'avais promis à Prim de tout faire pour gagner, mais là, je me suis simplement juré de garder Peeta en vie. Jamais je ne reviendrai. Je savais même quelles seraient mes dernières paroles à ceux que j'aime. Comment tirer et verrouiller la porte derrière moi, et les laisser tristes mais en sécurité après mon départ. Et voilà que le Capitole m'a volé ça aussi.                                                                                                                                              — On leur écrira, Katniss, promet Peeta dans mon dos. Ce sera mieux, de toute façon. Ça leur donnera quelque-chose à quoi se raccrocher. Haymitch leur fera passer nos lettres... le cas échéant.                                                                                                                        J'acquiesce de la tête et me retire dans mon compartiment. En me laissant tomber sur le lit, je sais que je n'écrirai jamais ces lettres. Ce sera comme pour le discours que j'ai essayé de rédiger en hommage à Rue et Thresh dans le district Onze. Tout me semblait clair dans ma tête, ou même quand je m'adressais à la foule, mais je n'avais pas réussi à coucher une seule phrase sur le papier. Par ailleurs, je comptais accompagner ces mots d'étreintes, de baiser, d'une main dans les cheveux pour Prim, d'une caresse sur la joue pour Gale, d'une pression des doigts pour Madge. Pas d'une caisse en bois avec mon cadavre dedans. Trop écœurée pour pleurer, je n'ai qu'une envie : me recroqueviller dans mon lit et dormir jusqu'à notre arrivée au Capitole, demain matin. J'ai une mission. Non, c'est plus que ça. Ma dernière volonté. « Garder Peeta en vie. » et même s'il paraît peu probable que je réussisse, il est important que je sois au mieux de ma forme. Ce qui ne sera pas le cas si je passe mon temps à pleurer mes proches. « Laisse-les s'éloigner, me dis-je. Dis-leur adieu et oublie-les. » Je fais de mon mieux, j'évoque tour à tour chaque personne, je les libère comme on sortirait des oiseaux d'une cage et je referme soigneusement derrière eux pour m'assurer qu'ils ne reviennent pas.                                             Quand Effie vient frapper à ma porte pour le dîner, j'ai fait le vide dans ma tête. Je me sens légère, ce qui n'a pas que des inconvénients. Le repas se déroule dans une ambiance maussade, avec de longues périodes de silence à peine interrompues par l'arrivée et le retrait des plats. Une soupe de légumes, froide. Des galettes de poisson arrosées d'une sauce au citron Vert. Des petits perdreaux fourrés à l'orange, accompagnés de riz sauvage et de cresson. Une crème au chocolat agrémentée de cerises entières.

Malgré les efforts de Peeta et d'Effie, la conversation ne cesse de retomber. J'adore votre nouvelle coiffure, Effie, lance Peeta.

— Merci. Je l'ai choisie pour qu'elle soit assortie à la broche de Katniss. Je me disais que nous pourrions te trouver un bracelet de cheville en or, et Peut-être un bracelet ou je ne sais quoi en or aussi pour Haymitch, afin que nous ayons l'air de former une équipe, dit Effie.                                                                                                                                                       À l'évidence, Effie ignore que mon geai moqueur est devenu un symbole pour les rebelles. Dans le district Huit, en tout cas. Au Capitole, il est possible qu'il soit seulement un souvenir de Hunger Games particulièrement excitants. Que serait-il d'autre ? Les vrais rebelles ne gravent pas leur signe de reconnaissance sur des bijoux. Ils le mettent sur un bretzel qu'ils peuvent faire disparaître en une bouchée.

            Je trouve l'idée excellente, approuve Peeta. Qu'en dites-vous, Haymitch ?

              Oui, si vous voulez, grommelle l'intéressé.

Il ne boit rien, et il est clair qu'il est en manque. Effie a fait remporter son propre vin en voyant ses efforts, mais il est dans un triste état. S'il était un tribut, il ne devrait rien à Peeta et pourrait se soûler à sa guise. Hélas, il va devoir faire de son mieux pour préserver Peeta dans une arène remplie de vieux amis, sans espoir de réussite.                      — On pourrait Peut-être vous dénicher une perruque, Dis-je pour dérider l'atmosphère. Il me jette un regard qui veut dire « Fiche-moi la paix » et nous terminons notre crème au chocolat en silence.                                                                                                                                     — Si nous allions assister au résumé de la Moisson ? propose Effie en se tamponnant les commissures des lèvres avec sa serviette.                                                                                          Peeta part chercher ses notes sur les vainqueurs, et nous passons dans la voiture—salon pour étudier nos futurs adversaires.                                                                                                    Nous sommes tous en place devant la télé quand l'hymne s'élève et que démarre le résumé de la Moisson annuelle. Dans toute l'histoire des Jeux, il y a eu soixante—quinze vainqueurs. Cinquante-neuf sont encore en vie. J'en reconnais beaucoup, soit pour les avoir vus comme tribut ou mentors dans les éditions précédentes, soit d'après les enregistrements que nous avons visionnés. D'autres sont trop vieux ou trop ravagés par la maladie, la drogue ou la boisson pour que je mette un nom sur leurs visages. Bien évidemment, les plus nombreux viennent des districts Un, Deux et Quatre. Mais chaque district est parvenu à présenter au moins un gagnant et une gagnante.La Moisson est rapidement expédiée. Peeta inscrit scrupuleusement des étoiles dans son cahier de notes en face des noms sélectionnés. Haymitch regarde, le visage fermé, ses amis monter sur scène. Effie lâche de petits commentaires anxieux, comme «Oh, non, pas Cecelia », ou bien » Chaff a toujours aimé la bagarre, de toute manière ». Elle soupire fréquemment. Pour ma part, j'essaie de fixer les autres tributs dans un loin de ma tête, mais, comme l'année dernière, seuls quelques—uns me restent en mémoire. Il y a le frère et la sœur à la beauté classique du district Un, qui ont gagné deux années de suite quand j'étais petite. Brutus, un volontaire du district Deux, qui doit désormais avoir la quarantaine il paraît impatient de retourner dans l'arène. Finnick, le beau blond du district Quatre, sacré il y a dix ans à l'âge de quatorze ans. Une jeune femme hystérique aux longs cheveux châtains est également sélectionnée pour le Quatre, mais se fait vite remplacer par une vieillarde de quatre—vingts ans appuyée sur une canne. Vient ensuite Johanna Mason, la seule gagnante disponible dans le Sept, qui a triomphé voilà quelques années en se faisant passer pour une mauviette. La femme du Huit, celle qu'Effie appelle Cecelia, a une trentaine d'années ; elle doit s'arracher à trois enfants accourus la serrer dans leurs bras. Vient le tour de Chaff, un homme du Onze que je sais être un ami personnel d'Haymitch. A la fin, c'est moi qu'on appelle. Puis Haymitch. Peeta se porte volontaire. L'une des présentatrices y va de sa petite Mime, parce que le sort semble décidément s'acharner sur nous, les amants maudits du district Douze. Elle se reprend très vite et parie que ces Jeux seront « les meilleurs qu'on ait jamais connus ! ». Haymitch quitte le compartiment sans dire un mot. Effie, après quelques commentaires décousus sur tel ou tel tribut, se retire en nous souhaitant bonne nuit. Je regarde Peeta arracher les feuilles concernant les gagnants qui n'ont pas été choisis. Pourquoi tu n'irais pas dormir un peu ? Me suggère-t-il.                                                                                                                                       « Parce que je ne pourrais pas affronter mes cauchemars. Pas sans toi », me dis-je. Je suis sûre qu'ils seront effroyables cette nuit. Mais je peux difficilement demander à Peeta de venir dormir avec moi. Nous ne nous sommes pratiquement plus touchés depuis le soir où Gale s'est fait fouetter. Je lui demande :

            Que vas-tu faire, toi ?

            Simplement relire mes notes un moment. Me faire une meilleure idée de ce qui nous attend. Mais je reverrai tout ça avec toi demain matin. Va te coucher, Katniss.

Je suis son conseil et, comme prévu, je suis réveillée quelques heures plus tard par un cauchemar épouvantable où la vieille femme du district Quatre se transforme en un gigantesque rongeur et me mange le visage. Je sais que j'ai hurlé, mais personne ne vient. Ni Peeta, ni aucun domestique du Capitole. J'enfile une robe de chambre pour calmer la chair de poule qui m'envahit. Incapable de rester dans mon compartiment, je décide de trouver quelqu'un pour me préparer un thé, un chocolat chaud ou n'importe quoi. Haymitch est Peut-être encore debout. J'ai peine à croire qu'il dorme. Je commande un lait chaud, la boisson la plus apaisante qui me vienne à l'esprit, auprès du premier serveur que je croise. Entendant du bruit dans la voiture—salon, j'y vais et j'y découvre Peeta. A côté de lui, sur le canapé, je reconnais le carton envoyé par Effie avec tous les enregistrements des anciens Hunger Games. Il se repasse l'édition remportée par Brutus. Peeta se lève et arrête la bande à mon entrée.                                                                    — Tu n'as pas pu dormir ?                                                                                                                    — Pas longtemps.                                                                                                                                 Je resserre les pans de ma robe de chambre en revoyant la vieillarde se changer en rongeur.                                                                                                                                                     — Tu veux en parler ? me demande-t-il.                                                                              Parfois ça m'aide, mais je secoue la tête, dégoûtée par ma propre faiblesse. Je suis déjà hantée par mes adversaires avant même de les affronter. Quand Peeta m'ouvre ses bras, je cours m'y blottir. C'est la première fois depuis l'annonce de l'Expiation qu'il m'offre son affection. Jusqu'à présent il a surtout été un entraîneur implacable, toujours à nous pousser Haymitch et moi, à nous exhorter à courir plus vite, à manger davantage, à mieux connaître l'ennemi. Un amant ? Il a même renoncé à se comporter en ami ! Je referme les bras autour de son cou avant qu'il ne m'ordonne de faire des pompes ou je ne sais quoi. Au lieu de ça, il m'attire plus près et enfouit Non visage dans mes cheveux. Ses lèvres sur mon cou diffusent une chaleur qui se répand lentement en moi. Je me sens bien, tellement bien ! Il m'est tout simplement impossible de me détacher de lui.                                                          Et pourquoi le devrais-je ? J'ai dit adieu à Gale. Je ne le reverrai plus jamais, c'est une certitude. Rien de ce que je dirai ne pourra plus le blesser. Soit il n'en verra rien, soit il croira que je joue la comédie pour les caméras. Voilà au moins un poids en moins sur mes épaules. C'est l'arrivée du serveur du Capitole avec le lait chaud qui nous sépare. L'homme pose sur la table un cruchon fumant ainsi que deux tasses sur un plateau.                                                                                                                 — J'ai apporté une tasse supplémentaire, explique-t-il.                                                                                                  — Merci, lui dis-je.                                                                                                                                 — Et j'ai mis une cuillère de miel dans le lait. Pour l'adoucir. Avec une pincée d'épices. Il paraît sur le point d'ajouter quelque chose, puis secoue la tête avant de quitter la pièce.                                                                   — Qu'est-ce qu'il a ?                                                                                                                                — Je crois qu'il est désolé pour nous, répond Peeta.                                                                              — Ben voyons, Dis-je en servant le lait.                                                                                              — Sérieusement, insiste Peeta. Je ne crois pas que les gens du Capitole soient enchantés à l'idée de nous revoir dans l'arène. Ils se sont attachés à leurs héros.                                                                                                — Je suppose qu'ils oublieront tout ça dès que le sang commencera à couler. (S'il y a une chose dont je n'ai pas envie de me préoccuper, c'est bien de l'impact de l'Expiation sur l'ambiance générale au Capitole.) Alors, tu reprends l'étude de chaque bande ?                                                       — Pas vraiment. Je les repasse en accéléré, histoire de revoir les techniques de combat de nos adversaires.                                                                                                                                          — Qui est le suivant ?                                                                                                                                — À toi de choisir, répond Peeta en me tendant le carton.                                                       Je fouille dans le carton et sors une bande que nous n'avons pas encore regardée. Celle de la cinquantième édition. La deuxième Expiation. Celle remportée par Haymitch Abernathy.                                                                                                                                                  — On n'a jamais regardé celle—là.                                                                                                                      Peeta secoue la tête.                                                                                                                                                                                              — Non. Je savais qu'Haymitch n'en aurait pas envie. Pas plus que nous ne tenons à revoir nos propres Jeux. Et comme nous sommes dans la même équipe, je me suis dit que ça n'avait pas beaucoup d'importance.                                                                                                          — Le gagnant de la vingt—cinquième édition est-il là dedans ?                                                                                 —Je ne crois pas. Il doit être mort, depuis le temps, et Effie ne m'a envoyé que les bandes concernant des adversaires potentiels. (Peeta soupèse la bande d'Haymitch d'une main.) —Tu crois qu'on devrait la regarder ?                                                                                                                —C'est la seule Expiation que nous ayons. On y apprendra Peut-être deux ou trois choses sur la manière dont elles se déroulent. Haymitch n'a pas besoin d'être au courant.                              Je me sens quand même gênée, comme si j'entrais dans son intimité. J'ignore pourquoi car ces Jeux ont été largement diffusés. C'est le cas, pourtant. Et puis, je dois avouer que je suis curieuse de ce qu'on pourra y découvrir.                                                                                                                                   — D'accord, concède Peeta.                                                                                                                                                             Il engage la bande dans le lecteur. Je me love contre lui sur le canapé, avec mon lait chaud au miel et aux épices — un vrai régal —, et je me plonge dans les cinquantièmes Hunger Games. Après l'hymne, on voit le président Snow tirer l'enveloppe contenant le programme de la deuxième Expiation. Il paraît plus jeune mais me dégoûte toujours autant. Il lit le carton de la même voix grave que pour le nôtre, informant Panem qu'en honneur de l'Expiation le nombre de tributs sera doublé cette année—là. Ensuite apparaissent sur l'écran la Moisson et l'appel des noms. Le temps d'en arriver au district Douze, je suis abasourdie par le nombre de gamins condamnés à une mort certaine. La femme qui procède au tirage n'est pas Effie, mais elle aussi commence par claironner : « Les dames d'abord ! » La première désignée est une fille de la Veine, ça se voit à son allure. On appelle ensuite Maysilee Donner.                                                                                                              — Oh ! C'était une amie de ma mère.                                                                                                   La caméra la trouve dans la foule, accrochée à deux autres jeunes filles. Toutes blondes. Toutes des filles de marchands.                                                                                                            —On dirait ta mère, à côté d'elle, non ?                                                                                                            Il a raison. Alors que Maysilee Donner se dégage et s'avance bravement vers la scène, j'ai un bref aperçu de ma mère à mon âge. Ce qu'on raconte sur sa beauté n'est pas exagéré. L'autre fille qui lui tient la main ressemble trait pour trait à Maysilee. Elle me rappelle également quelqu'un d'autre.                                                                                                                                      — Madge...                                                                                                                                              — C'est sa mère. Maysilee et elle était jumelles, dit Peeta. Mon père m'en a parlé, un jour.                                                                                                             Je songe à la mère de Madge, la femme du maire Undersee, qui passe la moitié de sa vie alitée, coupée du monde, en proie à des douleurs terribles. Je n'avais jamais réalisé que ma mère et elle se connaissaient. Je revois Madge, bravant la tempête de neige pour apporter des antidouleurs à Gale. Je pense au geai moqueur de ma broche. Il prend une tout autre signification maintenant que je sais qu'il appartenait à la tante de Madge, Maysilee Donner, morte assassinée dans l'arène. Le nom d'Haymitch est le dernier à sortir. Sa vue me cause un choc, plus que celle de ma mère. Il est jeune. Il est fort. Difficile à croire, mais il ne manque pas de charme. Avec ses cheveux bruns bouclés, ces yeux gris typiques de là Veine et cet air canaille.                                                                                — Oh, Peeta, ne me dis pas qu'il a tué Maysilee Donner... Je crois que je ne pourrais pas le supporter.                                                                                                                                                    — Avec quarante-huit concurrents ? Il y a très peu de risques.                                                           Après le trajet en chariot — au cours duquel les gamins du district Douze sont affublés de tenues de mineurs grotesques —, les interviews défilent. Le temps manque pour se concentrer sur chaque participant. Mais comme Haymitch va remporter cette édition, nous avons droit à un entretien complet entre lui et Caesar Flickerman, égal à lui-même dans son costume scintillant bleu nuit. Seuls ses cheveux, ses paupières et ses lèvres, vert foncé, sont différents.                                                                                                                   — Dis-moi, Haymitch, que penses—tu de ces Jeux où tu vas devoir affronter deux fois plus de concurrents que d'habitude ? S’enquiert Caesar.                                                                                                                       Haymitch hausse les épaules.                                                                                                                       — Je ne vois aucune différence. Ils ne vont pas être deux fois moins bêtes, alors je dirais que mes chances sont plus ou moins les mêmes. Le public éclate de rire. Haymitch se fend d'un demi-sourire. Narquois. Arrogant. Indifférent.                                                                                                — Il n'a pas eu besoin de forcer sa nature, on dirait, je grommelle.                                   On passe ensuite au premier matin des Jeux. On suit la scène par—dessus l'épaule de l'une des participantes, qu'on voit s'élever dans le tube de lancement puis déboucher dans l'arène. Je ne peux retenir une exclamation de surprise. L’incrédulité se lit sur tous les visages. Même Haymitch hausse les sourcils, avant de les froncer presque aussitôt. L'endroit est d'une beauté à couper le souffle. La Corne d'abondance dorée se dresse au milieu d'une prairie verdoyante tapissée de fleurs splendides. Le ciel azur se couvre de nuages moutonneux. Des oiseaux chanteurs volent au-dessus des têtes. À voir certains tributs humer l'air, il doit flotter une odeur délicieuse. Une vue aérienne révèle que la prairie s'étend à perte de vue. Une forêt se dessine à l'horizon dans une direction, tandis que dans l'autre s'élève une montagne coiffée de neige. Bon nombre de joueurs sont déstabilisés par tant de beauté : au coup de gong, la plupart semblent hésiter, comme s'ils émergeaient d'un rêve. Pas Haymitch, toutefois. Il atteint déjà la Corne d'abondance, armé, avec un lourd sac à dos sur les épaules. Il s'éloigne vers la forêt avant même qu'une grande partie des autres soient descendus de leurs plaques métalliques. Dix—huit tributs perdent la vie dans le bain de sang de ce premier jour. D'autres ne tardent pas à suivre et il devient vite évident que tout, dans ce lieu enchanteur — des fruits succulents sur les branches à l'eau cristalline des ruisseaux en passant par le parfum des fleurs quand on le respire à pleins poumons —, est mortellement vénéneux. Seules l'eau de pluie et les provisions du Capitole sont propres à la consommation. Il y a aussi une meute de dix carrières bien équipés qui battent la montagne à la recherche de victimes. Haymitch connaît ses premières difficultés dans la forêt, où les écureuils dorés se révèlent être carnivores et hautement agressifs tandis que les piqûres de papillons provoquent de grandes souffrances, voire la mort. Il persiste néanmoins à continuer tout droit, en gardant toujours la montagne dans son dos.                                                                                                                       De son côté, Maysilee Donner s'avère pleine de ressources pour une fille qui a quitté la Corne d'abondance avec un sac à dos bien mince. À l'intérieur, elle découvre un bol, un peu de bœuf séché et une sarbacane avec deux douzaines de dards. Grâce aux poisons qu'on trouve partout, elle a tôt fait de transformer la sarbacane en une arme mortelle. Il lui suffit de tremper les dards dans n'importe quelle substance mortelle avant de les souffler sur ses adversaires.                                                                                                     Au bout de quatre jours, la montagne si pittoresque entre en éruption et élimine d'un coup une douzaine de concurrents, dont la moitié de la meute des carrières. Avec le volcan qui vomit un flot de lave, et la prairie qui n'offre aucune cachette, les treize tributs restants — dont Haymitch cl Maysilee — n'ont d'autre choix que de rester confinés dans la forêt. Haymitch semble bien décidé à poursuivre dans la même direction, loin du volcan en éruption, mais un labyrinthe de buissons le ramène au centre de la forêt où il tombe nez à nez avec trois carrières. Il tire son couteau. Les autres ont beau être plus grands et plus vigoureux, Haymitch est rapide comme l'éclair et il en a déjà tué deux quand le troisième le désarme. Alors que le carrière se prépare à lui trancher la gorge, il s'écroule dans l'herbe, foudroyé par un dard. Maysilee Donner sort des arbres.                                                                            — On tiendra plus longtemps si on est deux.                                                                                               — Ce n'est pas moi qui prétendrai le contraire, dit Haymitch en se massant le cou. Alliés ?                                                                                        Maysilee hoche la tête. Et les voilà engagés dans l'un de Ces pactes que l'on n'a pas intérêt à rompre si on espère retourner chez soi et affronter son district. Tout comme Peeta et moi, ils s'en tirent beaucoup mieux en duo. Ils se reposent à tour de rôle, bricolent un système de récupération d'eau de pluie, se battent en équipe et se partagent la nourriture récupérée dans les sacs des tributs tués. Haymitch reste déterminé à poursuivre son chemin.                                                                                                                                              — Pourquoi ? Veut savoir Maysilee. Au début, il ne répond pas, mais elle finit par refuser de le suivre si elle n'obtient pas de réponse.                                                                                     — Parce qu'il faut bien que, ce territoire se termine quelque part, tu ne crois pas ? explique Haymitch. L'arène doit bien avoir des limites.                                                                       —Qu'espères-tu trouver ?                                                                                                                  —Je n'en sais rien. Quelque chose qui pourrait nous aider, Peut-être. Lorsqu’ils finissent par franchir ces sous—bois inextricables, grâce à un chalumeau trouvé dans l'équipement d'un des carrières, ils découvrent une bande de terre nue et sèche qui s'achève en à-pic. Au pied de cette falaise, on aperçoit des rochers.                                                                               — Tu vois ? dit Maysilee. Il n'y a rien du tout. Retournons dans la forêt.                                                        — Non, je reste ici, déclare Haymitch.                                                                                                        — Très bien. Nous ne sommes plus que cinq. Autant nous séparer maintenant de toute façon. Je n'aimerais pas que ça se règle entre toi et moi.                                                                                                                         —  D'accord, dit-il.                                                                                                                              C'est tout. Il ne lui offre pas une dernière poignée de main, pas même un regard. Et elle s'éloigne. Haymitch longe la falaise comme s'il cherchait à comprendre quelque chose. Un caillou roule sous son pied et tombe dans le gouffre. Une minute plus tard, alors qu'il s'est assis pour souffler un moment, le caillou émerge du vide et retombe juste à côté de lui. Haymitch le contemple avec de grands yeux écarquillés, puis son visage se plisse sous l'effet d'une étrange concentration. Il lance une grosse pierre dans le vide et attend. Quand la pierre lui revient dans la main, il éclate de rire.                                                                                            Soudain on entend Maysilee crier. Leur alliance n'est plus, c'est elle qui l'a rompue, de sorte qu'on ne pourrait pas en vouloir à Haymitch de l'ignorer. Pourtant, il se nie en direction des hurlements. Il arrive juste à temps pour voir une volée d'oiseaux rose bonbon, équipés de longs becs effilés, embrocher Maysilee au niveau du cou. Il lui tient la main pendant qu'elle agonise, et je ne peux m'empêcher de repenser à Rue. Moi aussi, je suis arrivée trop tard pour la sauver. Plus tard ce jour-là, un autre tribut se fait tuer en combat et un troisième est dévoré par les écureuils : Haymitch reste seul avec la fille du district Un en lice pour la couronne. Elle est plus forte que lui, et tout aussi rapide. L'inévitable affrontement final est sanglant, atroce, et tous deux ont reçu des blessures qui risquent de leur être fatales. Mais soudain Haymitch se retrouve désarmé. Il s'éloigne en titubant à travers la forêt, retenant ses entrailles d'une main, pendant qu'elle le poursuit, les jambes flageolantes, pour l'achever avec sa hache. Haymitch fonce droit vers la falaise. A peine l'a-t-il atteinte que la fille lance sa hache. Il se laisse tomber par terre et l'arme disparaît dans le vide. À présent les mains vides elle aussi, la fille reste plantée là, essayant d'étancher le flot de sang qui ruisselle de son œil crevé. Peut-être pense-t-elle pouvoir survivre plus longtemps que son adversaire, lequel est pris de convulsions dans la poussière. Mais ce qu'elle ignore, contrairement à Haymitch, c'est que la hache va revenir. L'arme jaillit par dessus la falaise et lui fend le crâne. Le canon retentit, on vient enlever son cadavre et une sonnerie de trompettes annonce la victoire d'Haymitch.                                                                                                                                               Peeta arrête la bande. Nous restons sans rien dire un long moment.Puis Peeta prend la parole.                                                                                                                                            — Ce champ de force au pied de la falaise... c'est comme celui qui protège le toit du centre d'Entraînement, tu sais ? Celui qui t'empêche de te jeter dans le vide. Haymitch a trouvé le moyen d'en faire une arme.                                                                                                                             — Pas seulement contre les autres tributs, mais aussi contre le Capitole, dis-je. Ils ne s'attendaient pas à un coup pareil. Ça n'aurait pas dû faire partie de l'arène. Ils n'avaient pas prévu qu'on puisse s'en servir de cette manière. Les Juges sont passés pour des imbéciles, et je te parie qu'ils ont dû se creuser les méninges pour trouver comment présenter le final sous un jour plus favorable. J'imagine que c'est pour ça qu'ils ne le repassent jamais à la télé. C'est presque aussi grave que nous avec les baies !                                                                                                                 Je ne peux m'empêcher de rire de bon cœur, pour la première fois depuis des mois. Peeta secoue la tête comme si je devenais folle — ce qui est Peut-être le cas, d'ailleurs.                                                                                                 — Presque, dit Haymitch dans notre dos, mais pas tout à fait.                                                    Je tourne les talons, redoutant un éclat de colère de sa part, mais il se contente de s'avaler une gorgée de vin au goulot avec un petit sourire narquois. Au temps pour la sobriété. Je devrais sans doute être contrariée de le voir recommencer à boire, mais ce n'est pas là ma préoccupation première. J’essaie depuis des semaines de savoir qui sont mes adversaires, sans même une seule pensée pour mes coéquipiers. Or, une confiance nouvelle s'allume en moi car je sais finalement qui est Haymitch. Et je commence à savoir qui je suis. Et ce serait bien le comble si deux personnes qui ont occasionné tant de soucis au Capitole ne trouvaient pas un moyen de ramener Peeta en vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

15

 

Ayant déjà subi de nombreuses préparations entre les mains de Flavius, Venia et Octavia, je devrais survivre à cette épreuve sans problème. Sauf que je ne m'attendais pas à une réaction aussi émotive de leur part. Chacun d'eux éclate en sanglots au moins deux fois, et Octavia pleurniche pratiquement toute la matinée. Il semble qu'ils se soient pris d'une affection sincère pour moi, et que l'idée de me voir retourner dans l'arène les laisse anéantis. Sans compter qu'avec ma disparition ils vont perdre leur billet d'entrée pour toutes sortes de festivités grandioses, telles que mon mariage, et la nouvelle devient proprement insupportable. Comme le concept de prendre sur soi ne leur a jamais traversé l'esprit, je me retrouve en situation de devoir les consoler. Ce qui m'agace au plus haut point. C'est quand même moi qui risque de me faire massacrer. C'est intéressant, malgré tout, quand on repense à ce que m'a dit Peeta dans le train à propos du serveur. Ce dernier semblait réticent à l'idée de voir s'affronter les anciens gagnants. Il paraît que les habitants du Capitole ne sont pas non plus très enthousiastes. Je continue de croire que tout ça sera oublié dès le premier coup de gong, mais ça fait un choc de découvrir que des gens du Capitole peuvent éprouver de l'affection, pour nous. Ils n'ont aucun scrupule à regarder des enfants s'entre—tuer chaque année. Mais Peut-être connaissent-ils trop bien les vainqueurs, surtout ceux qui sont célèbres depuis des années, pour oublier que nous sommes aussi des êtres humains. Un peu comme s'ils regardaient mourir des amis. Alors que les Jeux ne devraient endeuiller que les districts. Le temps que Cinna me rejoigne, je suis à bout de nerfs à force de consoler mes préparateurs, dont les larmes intarissables me rappellent trop celles qu'on doit verser pour moi à la maison. Debout dans mon peignoir vaporeux, avec ma peau et mon cœur à vif, je ne me sens plus la patience d'affronter le moindre regard affligé. Alors, à l'instant où il passe la porte, je lui lance :                                                                                                                                                        —Si vous pleurez vous aussi, je vous arrache la tête.

Cinna se contente de sourire                                                                                                                                    — La matinée a été humide ?

—On pourrait me tordre pour m'essorer, dis-je.

—Cinna me prend par l'épaule et m'entraîne vers la salle à manger.                                                                                                                —  Ne t'inquiète pas. Dans mon travail, je garde toujours le contrôle de mes émotions. Comme ça, j'évite de faire souffrir les autres.

— Je ne veux pas revivre ça, dis-je.                                                                                                                       — Je sais. Je leur en toucherai deux mots, promet Cinna.

Le déjeuner me remonte un peu le moral. Du faisan sur un lit de gelées multicolores, de minuscules légumes noyés dans du beurre et des pommes de terre écrasées et persillées. En dessert, nous trempons des morceaux de fruits dans un pot de chocolat fondu. Cinna en commande un deuxième en me voyant attaquer le contenu du premier à la cuillère.                                                                                                                                          — Alors, qu'allons-nous porter lors de la cérémonie d'ouverture ? Dis-je enfin en raclant le fond du deuxième pot. Des casques à lampe ou des flammes ?

Je sais que, pour le trajet en chariot, Peeta et moi devrons avoir une tenue en rapport avec le charbon.                                                                                                                                  — Quelque chose dans ce goût-là, répond-il.                                                                           Quand arrive l'heure de nous habiller, mes préparateurs reviennent mais Cinna les renvoie, affirmant qu'ils ont accompli un travail si excellent ce matin qu'il ne reste plus rien à faire. Ils partent se remettre de leurs émotions et, grâce au ciel, me laissent seule entre les mains de Cinna.il commence par mes cheveux, qu'il tresse comme ma mère le lui a enseigné, puis s'occupe de mon maquillage. L'année dernière, il en avait utilisé très peu afin qu'on me reconnaisse dès mon entrée dans l'arène. Mais aujourd'hui il l'emploie au contraire à renforcer les ombres et accentuer chacun de mes traits. Il rend mes sourcils hautains, mes pommettes anguleuses, mes yeux flamboyants et mes lèvres purpurines. Le costume, d'une simplicité trompeuse de prime abord, se résume à une combinaison moulante qui m'enveloppe jusqu'au cou. Cinna pose sur ma tête une couronne semblable à celle en or que j'ai reçue lors de ma victoire sauf que celle—ci est en métal noir. Puis il baisse la lumière dans la pièce et presse un bouton cousu dans ma manche au niveau du poignet. Sous mes yeux fascinés, ma tenue prend vie, parcourue de reflets mordorés qui forment peu à peu une sorte de halo rougeoyant. On dirait que je suis recouverte de charbons ardents — non, que je suis un charbon ardent, jailli tout droit de la cheminée. Les couleurs miroitent, ondulent et s'entremêlent, comme sur un tapis de braises.                                                                                                                — Comment avez-vous fait ça ? Dis-je, émerveillée.

— Portia et moi avons passé des heures à observer des feux, répond Cinna. Regarde-toi !                                                                                                             Il me fait pivoter face à un miroir pour que je puisse juger de l'effet d'ensemble. Ce n'est pas une fille que je découvre, ni même une femme, mais une sorte de créature surnaturelle qui aurait pu être vomie par ce volcan qui a tué tant de concurrents lors de l'Expiation d'Haymitch. La couronne noire, qui semble désormais chauffée au rouge, creuse des ombres inquiétantes sur mon visage peinturluré. Katniss, la fille du feu, a laissé derrière elle ses flammèches, ses robes semées de joyaux et ses lueurs de bougies. Elle est désormais aussi redoutable que le feu lui-même.                                                                           — Je crois... que c'est exactement ce qu'il me Fallait pour affronter les autres.

—Oui, il était temps de tourner la page sur ta période rouge à lèvres et rubans roses, approuve Cinna. (Il presse de nouveau le bouton à l'intérieur de mon poignet, pour couper le rougeoiement.) Inutile d'épuiser la batterie, Quand tu seras sur le chariot, cette fois-ci, ne salue pas et ne souris pas. Je veux que tu regardes droit devant toi, comme si la foule était indigne de ton attention.

             Enfin quelque chose où je n'aurai pas trop à me forcer !

Comme il reste à Cinna deux ou trois détails à régler, je décide de descendre au rez—de—chaussée du centre de Transformation, dans la salle immense où l'on fait patienter les tributs et leurs chariots avant la cérémonie d'ouverture, J'espère y retrouver Peeta et Haymitch, mais ils ne sont pas encore là. Contrairement à l'année dernière, où chacun restait pratiquement collé à son chariot, la scène est très conviviale. Les gagnants et leurs mentors se réunissent par petits groupes pour discuter. Bien sûr ils sont tous plus on moins liés, alors que je ne connais personne, et je ne suis pas du genre à faire le tour de la salle en me présentant. Je me contente donc de flatter l'encolure d'un de mes chevaux en priant pour passer inaperçue.

Ça ne marche pas.

J'entends un bruit de mastication avant même de sentir sa présence à côté de moi, et quand je tourne la tête, je me retrouve à quelques centimètres de Finnick Odair et de les célèbres yeux verts. Il jette un deuxième sucre dans sa bouche avant de s'appuyer contre mon cheval.                                                                                                                                       —Salut, Katniss, me lance-t-il comme si nous nous Connaissions depuis des années.                                  —Salut, Finnick, Dis-je sur le même ton, malgré la gêne que j'éprouve à me tenir si près de lui, surtout qu'il est pratiquement nu.                                                                                                   —Tu veux un morceau de sucre ? me propose-t-il en me montrant sa paume qui en contient toute une pile. En principe ils sont destinés aux chevaux, mais quelle importance ? Ils ont la vie devant eux pour croquer du sucre, alors que toi et moi... eh bien, si nous voyons quelque chose qui nous tente, mieux veut en profiter tout de suite. Finnick Odair est une légende vivante à Panem. Comme il a remporté les soixante—cinquièmes Hunger Games à l'âge île quatorze ans seulement, il reste l'un des plus jeunes vainqueurs présents. Venant du district Quatre, c'était un carrière, de sorte que les pronostics étaient déjà en sa faveur, cependant, son avantage décisif, qui ne devait rien à un quelconque entraîneur, tenait surtout à son extraordinaire beauté. Grand, athlétique, il avait une peau dorée, des cheveux cuivrés et ces yeux verts incroyables. Alors que les autres concurrents, cette année-là, ont à peine reçu une poignée de céréales ou quelques allumettes en cadeau, Finnick n'a jamais manqué de rien, qu'il s'agisse de nourriture, de médicaments ou d'armes. Ses adversaires ont mis une semaine à comprendre qu'il était l'homme à abattre, mais, à ce moment-là, il était trop tard. Il était déjà devenu un guerrier redoutable avec les lances et les couteaux qu'il avait ramassés à la Corne d'abondance. Et quand un parachute argenté lui a remis un trident — probablement le cadeau le plus coûteux qu'on ait jamais vu dans l'arène —, c'en était fini. Le district Quatre vit de la pêche. Finnick avait passé toute son enfance à bord d'une barque. Le trident est devenu une extension naturelle de son bras. Il s'est confectionné un filet avec des lianes, s'en est servi pour immobiliser ses adversaires avant de les transpercer avec son trident, et au bout de quelques jours il décrochait la couronne.                                                                                            Dès lors, il est devenu le chouchou des citoyennes du Capitole. En raison de sa jeunesse, elles n'ont pas vraiment pu se jeter sur lui les deux premières années. Mais depuis ses seize ans il passée temps des Jeux à se faire harceler par ses admiratrices. Aucunes ne le retient bien longtemps. Il peut en épuiser quatre ou cinq lors de sa visite annuelle. Qu'elles soient jeunes ou vieilles, belles ou non, riches ou très riches, il passe un moment auprès d'elles à profiter de leurs faveurs, puis s'en va et quand il en quitte une, il ne la revoit jamais. Je dois reconnaître que Finnick est l'une des personnes les plus belles, les plus sensuelles de la planète. Pourtant, en toute franchise, il ne m'a jamais attirée. Peut-être est-il trop parfait, ou trop facile à séduire, ou, tout simplement, trop facile à perdre.                                                                              — Non merci, Dis-je en parlant du sucre. J'aimerais bien t'emprunter ton costume, à l'occasion, par contre. Il est drapé dans un filet doré, noué de manière stratégique à l'endroit du bas—ventre, si bien qu'il n'est pas nu à proprement parler, mais c'est tout comme. Son styliste a dû penser qu'il avait intérêt à en dévoiler le maximum.                                           — Tu sais que tu m'impressionnes dans cette tenue. Où sont passées tes robes de petite fille ? S’enquiert-il.                                                                                                                                                   Il s'humecte les lèvres du bout de la langue. Ça doit rendre ses admiratrices complètement folles. Mais, bizarrement, ça me fait penser au vieux Cray en train de saliver au-dessus d'une malheureuse jeune femme crevant de faim.                                                                                                                            — J'ai grandi, dis-je.                                                                                                                    Finnick attrape le col de ma combinaison et le fait rouler entre ses doigts.                                                                                                                        — C'est dommage, cette histoire d'Expiation. Tu aurais fait un malheur au Capitole. Bijoux, argent, tu aurais eu tout ce que tu voulais.                                                                                                 — Je n'aime pas les bijoux, et j'ai déjà plus d'argent qu'il ne m'en faut. À quoi dépenses-tu le tien, Finnick ?                                                                                                                                       — Oh, je ne réclame plus d'argent depuis des années, se défend-il avec un haussement d'épaules.                                                                                                                                                   — Dans ce cas, comment peut-on s'offrir le plaisir de ta compagnie ?                                                — Avec des secrets, répond-il d'une voix douce. (Il incline la tête de telle sorte que ses lèvres sont presque en contact avec les miennes.) Qu'en dis-tu, fille du feu? Aurais-tu des secrets qui puissent m'intéresser ?                                                                                                  Bêtement, je ne peux m'empêcher de rougir, mais je m'interdis de battre en retraite.                                                                                                   — Non, je suis un livre ouvert, lui Dis-je dans un souffle, tout le monde connaît mes secrets, parfois même avant moi.                                                                                                                                          Il sourit.                                                                                                                                                                        — J'ai bien peur que ce ne soit vrai. (Il jette un regard sur le côté.) Voilà Peeta qui arrive. Dommage que vous ayez dû annuler le mariage. Je suis sûr que ça t'a brisé le cœur. Il enfourne un autre sucre dans sa bouche puis s'éloigne avec nonchalance.                                                                            Peeta me rejoint, vêtu d'une combinaison identique à lu mienne.                                                                                                                       — Finnick Odair, hein ? Que voulait-il ?                                                                                              Je me tourne vers lui, approche mes lèvres des siennes et baisse les paupières en une parfaite imitation de Finnick.                                                                                                                                       — M'offrir un morceau de sucre et connaître tous mes secrets, Dis-je en prenant ma voix la plus caressante.                                                                                                                                              Peeta rit.                                                                                                                                                                                  — Beurk. Non, sérieusement ?                                                                                                                           — Sérieusement, dis-je. Je te raconterai tout dès que je n'aurai plus la chair de poule.                                                                                                                   — Crois-tu que nous aurions fini ainsi si un seul d'entre nous l'avait emporté ? demande-t-il en jetant un regard circulaire sur les autres vainqueurs. Comme une créature de plus dans la parade des monstres ?                                                                                                                         — Oh oui. Surtout toi.                                                                                                                                                 — Tiens donc. Et pourquoi, surtout moi ? Veut-il savoir avec un petit sourire.                                                                                                                          — Parce que tu as toujours eu un faible pour les belles choses, et pas moi, Dis-je avec un air supérieur. Elles t’auraient entraîné dans les bas—fonds du Capitole et tu t'y serais perdu.                                                                                                                                                                       — Être sensible à la beauté n'est pas forcément une faiblesse, souligne Peeta.                                                                                                                        La musique démarre. Je vois les portes s'ouvrir tout grand devant le premier chariot, j'entends la clameur de la foule.                                                                                                                            — Prête ? dit-il en me tendant la main.                                                                                                                           Je grimpe dans le chariot et l'aide à me rejoindre.                                                                                                                               — Ne bouge pas, Dis-je en redressant sa couronne. As-tu vu fonctionner ton costume ? On va encore être époustouflants.                                                                                                                               — Absolument. Mais Portia m'a bien recommandé de rester au-dessus de ça. Pas de geste de la main ni rien du tout. Où sont-ils, d'ailleurs ?                                                                                                                            —Je ne sais pas. (Je regarder s'avancer les chariots.) On ferait Peut-être mieux d'allumer nos tenues. Alors que nous commençons à luire, je vois des gens nous pointer du doigt en parlant à voix basse et je sais que, une fois de plus, nous serons le clou de la cérémonie. Nous sommes presque à la porte. J'ai beau me dévisser le cou, je n'aperçois ni Cinna ni Portia. Ils étaient pourtant là jusqu'à l'ultime seconde l'année dernière.                                                   — Est-ce qu'on est censés se tenir la main, cette année ?                                                                     — Je pense que c'est à nous de choisir, répond Peeta.                                                                 Je lève la tête vers ces yeux bleus qu'aucun maquillage, aussi théâtral soit-il, ne parviendra jamais à rendre inquiétants et je me rappelle qu'un an plus tôt j'étais prête à tuer le garçon. Persuadée qu'il en avait autant à mon égard. Tout est inversé désormais. Je suis bien résolue à le sauver, même au prix de ma vie ; mais cette part de moi, moins brave que je ne le voudrais, se réjouit que ce soit Peeta, et non Haymitch, qui se tienne à côté de moi. Nos mains se trouvent d'elles-mêmes. Bien sûr, nous allons affronter cette épreuve ensemble.                                                                                                                                    La clameur de la foule devient un immense cri universel quand nous jaillissons dans la lumière déclinante du soir, mais aucun de nous ne trahit la moindre réaction. Je fixe mon regard dans le lointain et fais comme si la foule en délire n'existait pas. Je ne peux m'empêcher de glisser quelques coups d'œil en direction des écrans géants qui jalonnent le parcours, cependant, et je vois que nous ne nommes pas seulement magnifiques, mais aussi sombres et menaçants. Non, plus que ça : nous sommes les amants maudits du district Douze, qui ont tant souffert et si peu goûté les joies de la victoire, et nous ne recherchons pas la faveur du public. Nous ne le gratifions d'aucun sourire et demeurons indifférents aux baisers qu'il nous envoie. Nous sommes implacables. Et j'adore ça. Enfin, je peux être moi-même.                                                                                                                            Au moment de nous engager dans le virage du Grand Cirque, je constate que plusieurs stylistes ont tenté de copier l'idée de Cinna et de Portia d'éclairer leurs tributs. Les tenues rehaussées d'ampoules électriques du district Trois, où l'on fabrique du matériel électronique, peuvent se justifier. Mais que cherchent les bouviers du district Dix, déguisés en vaches, avec leurs ceintures enflammées ? A se griller eux-mêmes ? Pathétique. Peeta et moi, à l'inverse, dans nos tenues en perpétuel changement, sommes le point de mire de la plupart des autres tributs. Ceux du district Six, accros notoires à la morphine, semblent particulièrement fascinés. D'une maigreur maladive, la peau flasque et cireuse, ils ne parviennent pas à détacher de nous leurs yeux trop grands, même lorsque le président Snow sort sur son balcon pour nous accueillir à l'Expiation. L'hymne s'élève puis, alors que nous bouclons un dernier tour de Cirque — est-ce une impression ? — il me semble surprendre le regard du président braqué sur nous.                                            Peeta et moi attendons pour nous détendre que les portes du centre d'Entraînement se referment derrière nous. Cinna et Portia sont là, enchantés de notre prestation ; quant à Haymitch, il est présent aussi cette année, quoique pas devant notre chariot mais avec les tributs du district Onze. Je le vois nous indiquer d'un geste de la tête et venir à notre rencontre suivi de ses compagnons. Je connais Chaff pour l'avoir vu à la télé se passer et se repasser une bouteille avec Haymitch. Il a la peau noire, mesure plus d'un mètre quatre-vingts, et l'un de ses bras se termine par un moignon car il a perdu une main lors des Jeux qu'il a remportés trente ans plus tôt. Je suis sûre qu'on a dû lui offrir une prothèse, comme à Peeta quand il a fallu lui amputer la jambe au—dessous du genou, mais je suppose qu'il l'a refusée.

La femme, Seeder, pourrait venir de la Veine avec son teint olivâtre et ses cheveux bruns et raides parsemés de gris. Seuls ses yeux d'un marron doré indiquent qu'elle est originaire d'un autre district. Âgée d'une soixantaine d'années, elle paraît encore vigoureuse et ne montre aucun signe de dépendance à l'alcool, à la morphine ou à aucune autre substance. Avant que nous ayons pu placer un mot, elle me serre dans ses bras. Sans doute en raison de Rue et de Thresh. Incapable de m'en empêcher, je lui demande en chuchotant :                                                                                                                                    —Les familles ?                                                                                                                                                                                        —Elles sont en vie, me répond-elle sur le même ton avant de me lâcher.                                                                                           Chaff m'entoure avec son bras valide et me plante un baiser en plein sur la bouche. Je me dégage avec un sursaut, pendant qu'Haymitch et lui éclatent de rire. Sans nous accorder un moment de répit, l'encadrement du Capitole nous entraîne avec fermeté vers les ascenseurs, j'ai la nette impression qu'on n'apprécie guère l'esprit de camaraderie parmi les vainqueurs, lesquels paraissent s'en moquer éperdument. Alors que je me dirige vers les ascenseurs, en tenant toujours la main de Peeta, une jeune femme me rejoint dans un froissement de feuilles. Elle arrache sa coiffe de branchages et la jette derrière elle sans se soucier de l'endroit où celle-ci atterrit.                                                                          Johanna Mason. Du district Sept. Bois et papier, d'où le costume. Elle a remporté la victoire en jouant de façon très convaincante les femmes faibles, afin qu'on la laisse tranquille. Après quoi, elle a révélé une redoutable aptitude au meurtre. Elle fait bouffer ses cheveux en pointes et lève au plafond ses yeux bruns largement écartés.                                                                                          — Ma tenue est affreuse, non ? Ma styliste est sans doute la moins créative de tout le Capitole. Nos tributs sont déguisés en arbres depuis quarante ans grâce à elle. J'aurais bien voulu avoir Cinna. Tu as une allure fantastique.                                                                                                   Papotage de filles. Cela n'a jamais été mon truc. Les discussions sur les vêtements, la coiffure, le maquillage. Alors, je mens.                                                                                                  — Oui, il m'a beaucoup aidée à développer ma propre collection de vêtements. Tu devrais voir ce qu'il arrive à faire avec du velours.                                                                                                   Du velours. Le premier tissu qui me soit passé par la tête.                                                                                                      —  J'ai vu. Pendant votre Tournée. La robe bleue sans bretelles que tu portais dans le district Deux, la bleu foncé, avec les diamants. Magnifique. J'avais envie de tendre la main à travers l'écran et de te l'arracher, déclare Johanna.                                                                                   « Je veux bien le croire, me dis-je. Avec quelques lambeaux de chair au passage. »                                                                                   Pendant que nous attendons les ascenseurs, Johanna dégrafe le reste de son arbre, le laisse glisser par terre et l'écarte d'un coup de pied avec dégoût. Hormis ses mules vert forêt, elle n'a plus rien sur elle.                                                                                                             — Voilà qui est mieux.                                                                                                                                                                                          Elle monte dans la même cabine que nous, et passe son temps jusqu'au septième à discuter peinture avec Peeta pendant que le rougeoiement de nos costumes se refléta sur ses seins nus. Quand elle nous quitte, je n'ai pas besoin de regarder Peeta pour savoir qu'il sourit. Je repousse sa main dès que Chaff et Seeder descendent et nous laissent entre nous. Il éclate de rire.                                                                                                                                   — Quoi ? Dis-je en me tournant vers lui au moment de quitter la cabine.                                                   — C'est ta faute, Katniss. Tu ne vois donc pas ?                                                                                           — Qu'est-ce qui est ma faute ?                                                                                                                                              (C’est à cause de toi s'ils se comportent tous comme ça. Finnick avec ses morceaux de sucre, le baiser de Chaff, ce numéro d'effeuillage de Johanna. (Il tente de redevenir sérieux, sans succès.) Ils jouent avec toi parce que tu es si... tu sais.                                                                                                — Non, je ne sais pas.                                                                                                                     J'ignore sincèrement de quoi il parle.                                                                                                                    — C'est comme dans l'arène, quand tu étais gênée de me voir nu alors que j'étais à moitié mort. Tu es tellement... innocente, m'explique-t-il.                                                                                               — Innocente ? Dis-je avec indignation. Je te saute dessus chaque fois qu'il y a une caméra depuis un an !                                                                                                                                                               — D'accord, d'accord... Mais pour le Capitole ça reste innocent, insiste-t-il, cherchant clairement à m'attendrir. Pour moi, tu es parfaite. Ils cherchent seulement à t'asticoter.                                                                         — Non, ils se moquent de moi, et toi aussi !                                                                                                               — Non. Peeta secoue la tête, sans parvenir à gommer tout à fait un sourire.                                                                                                                   Je réexamine sérieusement la question de savoir lequel de nous deux doit sortir vivant de ces Jeux, quand la porte de l'ascenseur voisin s'ouvre à son tour. Haymitch et Effie en émergent, visiblement ravis. Puis Haymitch se renfrogne d'un coup.                                                « Qu'est-ce que j'ai encore fait ? » suis-je tentée de protester, Ce n'est pas moi qu'il regarde, toutefois, mais l'entrée de la salle à manger. Effìe suit son regard, bat des cils et s'exclame :                                                                                                                                           — On dirait qu'ils vous Ont choisi un couple assorti, cette année.                                                          Je me retourne et découvre la Muette rousse qui s'occupait de moi l'année dernière, avant le début des Jeux. Je me dis que c'est une bonne nouvelle d'avoir une amie sui place. Le jeune homme debout à côté d'elle, un autre Muet, a les cheveux roux lui aussi. C'est sans doute à cela qu'Effie faisait allusion en parlant de couple « assorti ».Puis je suis parcourue d'un frisson. Car je connais le nouveau Muet. Non pas du Capitole, mais pour l’avoir croisé des années à la Plaque, pour avoir plaisanté avec lui à propos de la soupe de Sae Boui-boui, et pour l'avoir vu étendu sur la Grand-Place pendant que Gale se vidait de son sang. Il s'agit de Darius.